8.

Habituellement, elle décrochait le téléphone, portait le combiné à son oreille et, si quelqu’un qu’elle connaissait se mettait à parler, il arrivait qu’elle réponde.

Ryan le savait. Il dit immédiatement :

— Évelyne l’Ancienne, il est arrivé quelque chose de grave.

— Quoi, mon fils ? demanda-t-elle d’une façon particulièrement chaleureuse.

Sa voix lui parut frêle, plus qu’avant.

— On a retrouvé Gifford sur la plage de Destin. Ils disent que…

La voix de Ryan se brisa. Son fils, Pierce, prit le combiné et dit qu’ils allaient rentrer tous les deux ensemble. Ryan le lui reprit pour demander à Évelyne l’Ancienne de rester auprès d’Alicia. Elle aurait certainement une crise quand elle apprendrait.

— Je comprends, dit Évelyne l’Ancienne.

Elle avait compris. Gifford n’était pas blessée, elle était morte.

— Je vais chercher Mona, dit-elle encore, très bas.

Avaient-ils seulement entendu ?

Ryan ajouta que Lauren s’occupait de prévenir la famille. La conversation était terminée. Évelyne l’Ancienne raccrocha et alla chercher sa canne dans le vestiaire.

Elle n’aimait pas Lauren Mayfair. C’était une juriste arrogante, une femme d’affaires stérile et glaciale de la pire sorte qui avait toujours préféré les dossiers juridiques aux gens. Mais elle serait parfaite pour prévenir la famille. Sauf Mona. Mona n’était pas là, et il fallait la mettre au courant.

Elle avait passé la nuit à First Street, Évelyne l’Ancienne le savait depuis le début. Probablement pour chercher le Victrola et les perles. Mais il n’y avait aucun souci à se faire pour cette petite qui faisait toujours exactement ce qu’elle voulait.

Gifford était morte. Cela paraissait impossible. Pourquoi n’ai-je rien senti quand c’est arrivé ? Pourquoi n’ai-je pas entendu la voix ?

Mais revenons aux choses pratiques. Évelyne l’Ancienne était dans l’entrée, se demandant si elle devait aller chercher Mona elle-même. Il lui faudrait sortir dans la rue, marcher sans trébucher sur les briques et les pavés disjoints du trottoir. L’aventure était périlleuse mais elle s’en sentait capable, avec ses yeux tout neufs. Après tout, ce pouvait être sa dernière occasion de voir quelque chose.

L’année précédente, sa vue avait tellement baissé qu’elle ne pouvait plus sortir en ville. Mais le jeune Dr Rhodes l’avait opérée de la cataracte et, depuis, elle voyait si bien que personne n’en revenait. Enfin, quand elle disait ce qu’elle voyait, ce qui n’était pas si fréquent.

Évelyne l’Ancienne ne parlait quasiment plus depuis des années et tout le monde s’y était habitué. Après tout, chacun faisait ce qui lui plaisait. Et puis, comme les autres ne voulaient pas qu’elle raconte ses histoires à Mona, elle préférait se replonger toute seule dans les souvenirs du bon vieux temps et ne ressentait plus tellement le besoin de s’exprimer.

Elle avait tout raconté à Alicia et Gifford. À quoi bon ? Cela n’avait rien changé à leur vie. Et maintenant, Gifford était morte.

Une fois encore, la mort de Gifford lui parut incroyable. Alicia allait se mettre dans un état ! Et Mona ! Et moi, quand j’aurai accepté la réalité.

Évelyne l’Ancienne alla dans la chambre d’Alicia, qui dormait, pelotonnée comme un enfant – dans la nuit, elle s’était levée pour avaler une demi-flasque de whisky.

Puis elle descendit l’escalier très lentement, en tâtant chaque marche du bout de sa canne pour s’assurer qu’aucun obstacle n’allait la faire chuter, comme le jour de ses quatre-vingts ans. Elle s’était fracturé la hanche et avait dû rester alitée. Mais son cœur était toujours en excellent état et le Dr Rhodes lui avait dit qu’elle vivrait centenaire.

Le Dr Rhodes avait dû se battre contre les autres, qui la trouvaient trop vieille pour une opération de la cataracte.

— Elle est en train de devenir aveugle, vous ne comprenez pas ? avait-il dit. Je peux lui rendre la vue. Et son état mental est parfait.

— Pourquoi ne parlez-vous plus ? lui avait-il demandé à l’hôpital. Vous savez qu’ils vous prennent pour une vieille femme un peu derangée ?

Elle avait beaucoup ri.

— C’est ce que je suis. Ceux à qui j’aimais parler ne sont plus. À part Mona. Mais, la plupart du temps, c’est elle qui parle.

Il avait éclaté de rire.

La seule personne avec qui elle avait jamais vraiment discuté était Julien. Et elle tenait absolument à parler un jour de Julien à Mona. Et pourquoi pas aujourd’hui, justement ? Oui. Tout dire à Mona. Le Victrola et les perles sont dans cette maison. Elle peut les avoir, maintenant.

Elle s’arrêta devant le porte-chapeaux et se regarda dans la glace. Satisfaisant. Elle était prête à sortir. La robe en gabardine avec laquelle elle avait dormi toute la nuit était parfaite par ce doux temps printanier. Elle n’était pas chiffonnée du tout.

Elle n’avait pas de chapeau. Pas question de remonter l’escalier pour chercher ce chapeau ! Tant pis ! De toute façon, ses cheveux étaient bien coiffés. Son éternel chignon était bien fixé à l’arrière de sa tête, les épingles étaient en place. Elle n’avait jamais regretté que ses cheveux aient blanchi. Quant aux gants, elle n’en avait plus et personne n’irait lui en acheter. Ses bas n’étaient pas en accordéon… Oui, elle était prête à partir. Elle ne regarda pas son visage dans le miroir : ce n’était plus le sien, mais celui, très solennel et froid, d’une vieille dame ridée aux paupières tombantes et à la peau distendue.

Plutôt penser à la longue marche à pied qui l’attendait. Tout compte fait, elle était contente que Gifford ne soit plus là : si elle tombait ou se perdait dans la rue, sa petite-fille aurait fait une crise d’hystérie. Quel soulagement d’être libérée de l’amour de Gifford. C’était comme si une porte venait de s’ouvrir toute grande sur le monde. Mona aussi allait ressentir ce soulagement. Mais pas tout de suite.

Elle traversa le long hall d’entrée et ouvrit la porte. Cela faisait un an qu’elle n’avait pas descendu le petit escalier de devant, sauf pour le mariage, mais quelqu’un l’avait portée. Il n’y avait plus de rampe pour se tenir. Alicia et Patrick l’avait laissée rouiller puis l’avaient arrachée et jetée sous la maison.

— C’est mon arrière-grand-père qui a construit cette maison, avait-elle déclaré. Il a choisi lui-même cette rampe dans un catalogue et voilà ce que vous en avez fait !

Qu’ils aillent au diable ! Son arrière-grand-père aussi, par la même occasion, cet homme détestable, cette ombre menaçante planant sur son enfance. Tobias, ce détraqué, qui passait son temps à lui saisir la main pour se moquer d’elle : « Sorcière ! C’est la marque des sorcières. Regarde ! » Et il pinçait son sixième doigt. Elle ne répondait jamais. Elle restait impassible et se contentait de le mépriser en silence. Elle ne lui avait jamais adressé la parole de sa vie.

Mais voir une maison tomber en ruine était bien plus grave que haïr celui qui l’avait bâtie. Cette maison était probablement la seule bonne chose que Tobias Mayfair ait jamais réalisée. Fontevrault, leur magnifique plantation d’autrefois, avait été engloutie par le marais. En tout cas, c’était ce qu’on avait prétendu chaque fois qu’elle avait demandé à y aller. « Cette vieille maison ? Le bayou l’a inondée ! » Mais ils mentaient peut-être. Si seulement elle pouvait aller jusqu’à Fontevrault et trouver, la maison.

Était-ce une chimère ? Mais Amelia Street, majestueuse et superbe, à l’angle de l’avenue… Il fallait faire quelque chose… quelque chose.

Rampe ou non, elle s’en sortirait très bien avec sa canne, surtout depuis qu’elle voyait à nouveau. Elle descendit les marches sans peine, parcourut le chemin jusqu’à la grille et ouvrit le portail de fer. Voilà ! Elle allait quitter cette maison pour la première fois depuis des années.

Elle plissa les yeux pour évaluer la densité de la circulation et traversa l’avenue. Patrick était dans le restaurant qui faisait l’angle, en train de prendre son petit déjeuner et de boire, comme tous les jours. Comment l’aurait-il vue ? Il était à cent lieues d’imaginer qu’Évelyne l’Ancienne pouvait être dans la rue. Cela l’arrangeait bien. Elle reprit son chemin.

Comme elle distinguait bien l’écorce noire des chênes et l’herbe écrasée des parcs ! Les vestiges de mardi gras encombraient les caniveaux et les poubelles. Elle passa devant les immondes toilettes mobiles qui avaient été installées pour la fête. L’odeur était nauséabonde. Il y avait des ordures partout. Des colliers de perles en plastique pendaient aux branches des arbres, de ces colliers de pacotille qu’on lançait des chars de mardi gras. Quoi de plus triste au monde que Saint Charles Avenue un lendemain de mardi gras ?

Elle attendit que le feu passe au rouge. Une vieille femme de couleur, fort bien vêtue, était à côté d’elle.

— Bonjour, Patricia, lui dit-elle.

La femme sursauta.

— Mademoiselle Évelyne l’Ancienne ! Mais que faites-vous ici ?

— Je vais à Garden District. Tout va bien, Patricia. J’ai ma canne. J’aurais aimé avoir mes gants et mon chapeau mais ce n’est pas grave.

— Oui, c’est bien dommage, mademoiselle Évelyne l’Ancienne, dit encore la vieille femme d’une voix douce.

Cette Patricia était vraiment adorable. Elle passait souvent devant la maison avec son petit-fils, un jeune métis qui aurait pu passer pour un Blanc.

Patricia parlait mais la vieille dame ne l’entendait pas. Le feu passa au rouge. Il fallait traverser.

Elle partit aussi vite qu’elle le pouvait. Elle était devenue terriblement lente, où alors était-ce le feu qui ne restait pas suffisamment longtemps au rouge ? Non, quand elle faisait ce trajet pour aller observer la pauvre Deirdre sous son porche, vingt ans plus tôt, c’était déjà comme ça.

Tous les jeunes de cette génération sont perdus, se dit-elle, sacrifiés par la malveillance et la stupidité de Carlotta Mayfair. C’était elle qui avait drogué et tué Deirdre. Mais pourquoi penser à ça maintenant ?

Des centaines de pensées troublantes l’assaillaient.

Cortland, le fils bien-aimé de Julien, mort en tombant dans l’escalier. Ça aussi, c’était la faute de Carlotta.

Cortland était son père. Et alors ? Julien comptait. Stella aussi. Mais son père ou sa mère, pas vraiment.

Barbara Ann était morte en lui donnant le jour. Avait-elle vraiment été sa mère ? Non, une silhouette, un camée, un portrait. « Tu vois ? C’est ta mère. » Une malle remplie de vieux vêtements, un chapelet et une broderie inachevée, probablement destinée à un sachet pour parfumer le linge.

L’esprit d’Évelyne s’égarait. Mais elle avait bien compté les meurtres. Les meurtres commis par Carlotta Mayfair, maintenant morte et enterrée, grâce à Dieu.

Le meurtre de Stella avait été le plus dramatique de tous. C’était encore l’œuvre de Carlotta. Elle avait dû le garder longtemps sur la conscience, celui-là. En 1914, quand la vie était encore belle, Évelyne et Julien savaient que des événements terribles allaient se produire, mais ils n’avaient pu les empêcher.

Évelyne l’Ancienne continuait de marcher. Elle arriva au lotissement inhabité de Toledano. Ils auraient tout de même pu construire autre chose que ces immeubles si laids, là où se dressaient autrefois de belles demeures ! L’avenue avait cependant conservé sa beauté. Tant de gens avaient quitté le quartier depuis l’époque où elle emmenait Gifford et Alicia en ville ou au parc. Le tramway passait avec fracas et penchait bruyamment dans le virage, tandis qu’elle parlait à ses petites-filles. Plus question de grimper dedans, maintenant. C’était bien trop périlleux pour elle.

Elle ne se rappelait plus depuis combien de temps elle avait cessé de le prendre. Plusieurs dizaines d’années, en tout cas.

L’aurais-tu cru, si on t’avait annoncé à l’époque que tu vivrais encore au moins vingt ans, que tu enterrerais Deirdre et Gifford ?

Elle avait pensé ne pas pouvoir survivre à Stella. Ni à Laura Lee, plus tard. Sa fille unique. Elle avait cru qu’en arrêtant de parler la mort viendrait l’emporter.

Mais cela n’avait pas marché. Alicia et Gifford avaient besoin d’elle. Puis Alicia s’était mariée, et c’était Mona qui avait eu besoin d’elle.

Quel avait été son plus grand amour ? Julien, dans sa chambre fermée à clé, ou la Stella des grandes aventures ? Impossible de choisir.

Une chose était certaine. C’était Julien qui la hantait, qu’elle voyait dans ses rêves éveillés. C’était la voix de Julien qu’elle entendait. À une époque, elle restait persuadée qu’il allait venir, monter les marches du perron d’un pas décidé, comme quand elle avait treize ans, et écarter son arrière-grand-père de son chemin. « Laisse cette fille tranquille, espèce d’imbécile ! » Dans sa mansarde, elle tremblait alors de peur. Julien est là, il, est venu me chercher. « Mets le Victrola en marche, Évelyne. Prononce mon nom. »

Stella était morte tragiquement, mais elle était certainement montée au ciel. Comment quelqu’un qui rendait tant de gens heureux pouvait-il aller en enfer ? Pauvre Stella ! Elle n’avait jamais vraiment été une sorcière, juste une enfant. Les êtres bons, comme Stella, ne devaient pas avoir envie de hanter les vivants. Peut-être trouvaient-ils rapidement la lumière et avaient-ils bien mieux à faire. Stella était omniprésente dans ses souvenirs, mais certainement pas un fantôme.

Dans la chambre d’hôtel, de Rome, elle avait glissé sa main entre les cuisses d’Évelyne en disant :

— N’aie pas peur. Laisse-moi te caresser. Oui, laisse-moi te regarder.

Elle lui avait écarté les jambes.

— N’aie pas honte et n’aie pas peur. Avec une femme, il n’y a aucune raison d’avoir peur. Tu devrais le savoir. Et puis, oncle Julien n’était-il pas très doux ?

Son corps excité réclamait alors Stella. L’idée avait jailli dans son esprit qu’elle avait envie de toucher les moindres recoins de son corps, de sucer ses seins et de l’enlacer. Elle l’aimait follement ! Elle aurait voulu se fondre en elle.

La vie d’Évelyne l’Ancienne s’était arrêtée la nuit de 1929 où Stella avait été abattue.

Elle s’était effondrée sur le sol du salon, puis Arthur Langtry, l’homme du Talamasca, s’était précipité sur Lionel Mayfair pour lui arracher son arme. Il était mort en mer quelques jours plus tard. Pauvre garçon, songea Évelyne l’Ancienne. Stella avait prévu de s’enfuir avec lui en Europe et de laisser sa fille à Lasher. Oh, Stella ! Tu as vraiment cru que c’était possible ? Évelyne l’Ancienne avait tenté de la raisonner, de la mettre en garde contre ces Européens aux activités secrètes, de lui expliquer qu’il fallait les tenir à l’écart. Carlotta le savait, elle, on pouvait lui accorder au moins ça, même si c’était pour de mauvaises raisons.

Un autre de ces hommes était maintenant dans les parages, et personne ne soupçonnait rien. Il s’appelait Aaron Lightner. Tout le monde parlait de lui comme d’un saint, sous prétexte qu’il avait constitué un dossier relatant les origines de la famille jusqu’à Donnelaith. Mais qu’est-ce qu’ils savaient de Donnelaith, tous ceux-là ? Julien avait fait des allusions à des événements terribles qui s’y étaient produits. Julien y était allé, en Écosse. Pas eux.

Si elle n’avait pas eu la petite Laura Lee, Évelyne l’Ancienne serait morte juste après lui. Décidément, c’était toujours un enfant qui l’empêchait de mourir. Laura Lee et Mona. Vivrait-elle assez longtemps pour connaître l’enfant de Mona ?

Quand Stella avait été tuée, Évelyne portait une robe de soie grise et le collier de perles de Stella. Elle était sortie dans le jardin et s’était effondrée dans l’herbe, en larmes, pendant qu’on emmenait Lionel. Stella n’était plus qu’une forme inanimée sur le parquet ciré et des flashes d’appareil-photo fusaient tout autour d’elle. Stella, étendue là où tout le monde dansait un instant plus tôt, et l’homme du Talamasca prenant ses jambes à son cou. Horrifié…

Tu avais prévu ça, Julien ? Évelyne avait pleuré toutes les larmes de son corps, puis on avait emporté le cadavre de Stella, tout le monde était parti et la maison de First Street s’était retrouvée plongée dans l’obscurité. Elle s’était glissée dans la bibliothèque, avait écarté les livres et ouvert la cachette de Stella dans le mur.

Elle y avait caché toutes leurs photos, leurs lettres et tous les objets qui ne devaient pas tomber entre les mains de Carlotta. « Il ne faut pas qu’elle sache, pour nous, mon ange. Mais il n’est pas question de brûler nos photos. »

Évelyne avait ôté de son cou le long collier de perles de Stella et l’avait posé avec tous les petits souvenirs de leur amour.

— Pourquoi ne pouvons-nous pas nous aimer pour toujours, Stell ? lui avait-elle demandé sur le bateau, en revenant d’Europe.

— Oh, ma chérie ! Le monde réel ne l’accepterait jamais. (Elle s’était déjà trouvé un amant à bord.) Mais nous nous retrouverons souvent. Je vais installer un petit appartement en ville pour nous.

Elle avait tenu parole, elles avaient eu leur petit nid d’amour. Elles s’y rencontraient pendant que Laura Lee était à l’école. La petite n’avait jamais eu le moindre soupçon.

C’était amusant de faire l’amour à l’insu du clan Mayfair, dans ce petit appartement en désordre, avec ses murs de brique nus et les bruits montant du restaurant.

Évelyne n’avait montré le Victrola de Julien qu’à Stella. Elle était la seule à savoir que, sur l’ordre de Julien, il n’était plus à First Street. Julien, ce fantôme qui prenait presque vie chaque fois qu’elle pensait à lui. Elle pouvait toucher ses cheveux, sentir sa peau.

Pendant des années après sa mort, elle avait pris l’habitude de se faufiler dans sa chambre, de remonter le Victrola et d’écouter les disques. Surtout la valse. Elle fermait les yeux et s’imaginait danser avec lui, si alerte pour son âge, toujours prêt à rire de tout, si patient devant les faiblesses et les trahisons des autres. Elle mettait la valse pour la petite Laura Lee.

— C’est ton père qui m’a donné ce disque, lui disait-elle.

Cette enfant avait un visage si triste qu’elle donnait envie de pleurer rien qu’en la regardant. Laura Lee avait-elle jamais connu le bonheur ? Elle avait connu la paix, c’était déjà bien.

Julien entendait-il le Victrola ? Pouvait-il être parmi les vivants par sa simple volonté ?

— Il y aura des jours sombres, Évie. Mais je ne renoncerai jamais. Je ne me contenterai jamais d’aller en enfer et de le laisser triompher. Si je le peux, je surmonterai la mort, comme il l’a fait. Je prospérerai dans les ténèbres. Mets le disque pour que je l’entende. Il me fera peut-être revenir.

Des années plus tard, Stella avait été sidérée d’apprendre tous ces détails.

— C’était donc toi qui avais le Victrola ? Mais tu te trompes pour le reste. Il était toujours gai. Pourquoi dis-tu qu’il avait peur ? Bien sûr, je me rappelle le jour où mère a brûlé ses cahiers. Il était furieux. Et puis nous sommes allés te chercher. Tu te souviens ? Pour qu’il se reprenne, je lui ai dit que tu étais prisonnière dans ta mansarde d’Amelia Street. Je voulais le faire réagir. Je craignais qu’il ne se laisse dépérir en voyant tous ses cahiers partir en fumée. Je me demande ce qu’ils contenaient. Mais il a repris goût à la vie, après. Surtout à partir du moment où tu as commencé à venir. Il a été heureux jusqu’à la fin.

Oui, heureux. Il a eu toute sa tête jusqu’au jour de sa mort.

Elle revivait souvent cette époque en pensée. Elle se revoyait agripper la vigne vierge pour grimper le long du mur de stuc. Elle aurait voulu retrouver toutes ses forces, juste un instant, pour escalader à nouveau le treillis, accrocher ses doigts entre les feuilles humides, atteindre le toit du porche et, enfin, apercevoir Julien à travers la fenêtre, allongé sur son lit en cuivre.

— Évelyne ! s’exclamait-il en l’aidant à entrer dans la pièce.

Elle ne l’avait jamais raconté à Stella. Elle n’avait que treize ans la première fois qu’elle avait pénétré dans la chambre de Julien.

Ce jour avait été le premier de sa vraie vie. Avec Julien, elle pouvait parler d’une façon qui était impossible avec les autres. Son silence, qu’elle ne brisait que quand son grand-père la battait, ou quand on la suppliait de dire quelque chose, était une forme d’impuissance, de résignation.

Que d’extraordinaires moments d’insouciance entre le vieil homme et l’enfant muette ! Cet après-midi-là, il lui avait fait l’amour très lentement, d’une façon un peu plus pesante que Stella, peut-être, mais c’était un vieil homme. Il s’était même excusé d’avoir mis tant de temps à jouir. Mais il lui avait donné tant de plaisir, avec ses baisers et ses étreintes, ses doigts agiles et les petits mots érotiques qu’il lui susurrait à l’oreille en la caressant. Julien et Stella n’avaient pas leur pareil pour caresser et embrasser.

— Des jours sombres, avait-il prédit. Je ne peux pas tout te raconter, ma douce. Je n’ose pas. Elle a brûlé mes cahiers, tu sais. Là, dehors, sur la pelouse. Elle a brûlé ce qui m’appartenait, ma vie. Emporte le Victrola hors de cette maison. Garde-le en souvenir de moi. Il est à moi. Je l’ai aimé, touché, imprégné de mon esprit. Garde-le en sécurité, Ève, joue la valse pour moi. Quand Mary Beth ne sera plus, transmets-le à ceux qui sauront le chérir. Mary Beth ne sera pas éternelle, et moi non plus. Ne laisse jamais Carlotta mettre la main dessus. Un jour viendra…

Puis il avait sombré dans la tristesse. Mieux valait faire l’amour.

— Je ne peux rien empêcher, avait-il dit plus tard. Je vois, mais je ne peux rien faire. Et s’il n’y avait personne en enfer ? Personne à haïr. Et si c’était comme la nuit noire tombée sur Donnelaith, en Écosse ? Dans ce cas, Lasher viendrait de l’enfer.

— Il a vraiment dit tout ça ? avait demandé Stella, des années plus tard.

Elle avait été tuée un mois après. Elle avait fermé les yeux pour toujours en 1929. Tant de vies depuis sa mort, tant de générations !

Évelyne l’Ancienne se consolait avec les récriminations de sa chère Mona contre le modernisme :

— Tu te rends compte ? Nous arrivons à la fin du siècle, et c’est dans ses vingt premières années que les styles les plus cohérents et achevés se sont développés. Stella a vu tout ce qu’il y avait à voir. Elle a connu l’Art déco, le jazz et Kandinsky. En fait, elle a connu tout le XXe siècle.

Oui. Mona était d’une immense consolation.

— Tu sais, ma chérie, avait dit Stella quelques semaines avant sa mort. Il se peut que je m’enfuie en Angleterre avec ce type du Talamasca.

Elle avait arrêté de manger ses spaghetti, comme si elle devait prendre tout de suite une décision, la fourchette en l’air. S’enfuir loin de First Street, de Lasher et trouver refuge auprès de ces étranges érudits.

— Mais Julien nous a avertis contre ces hommes, avait rétorqué Évelyne. Il a dit que, au bout du compte, ils nous feraient du mal. Il a dit de ne jamais parler avec eux.

— Tu sais, un Mayfair peut tuer qui il veut sans être inquiété, mais ce type du Talamasca va tout découvrir sur l’autre, le corps dans la mansarde.

Elle avait haussé les épaules et, un mois plus tard, son frère Lionel l’avait tuée.

Cela n’avait pas été facile d’emporter le Victrola. Un jour, Julien avait attendu que Mary Beth et Carlotta soient sorties pour envoyer les domestiques chercher dans la salle à manger ce qu’il appelait la « boîte à musique ». Il avait posé un disque dessus, prêt à le faire jouer à plein volume, et avait dit à Évelyne de prendre l’appareil et de chanter pendant tout le trajet jusque chez elle.

— Mais on va me prendre pour une folle ! avait-elle protesté doucement.

Elle avait regardé sa main gauche et son sixième doigt : la marque des sorcières.

— Et alors ? avait-il répondu avec un magnifique sourire.

Il ne faisait son âge que quand il dormait.

— Prends aussi ces disques d’opéra. J’en ai d’autres. Mets-les sous ton bras. Je sais que tu peux le faire. Emporte-les, ma chérie. Quand tu arriveras dans l’avenue, arrête un taxi et donne-lui les disques. Il les apportera chez toi.

Il avait mis en marche le tourne-disque et elle était partie en chantant, le Victrola dans les mains. On aurait dit un servant de messe qui portail un objet sacré pendant la procession.

Le jour le plus pénible avait été juste après sa mort, quand Mary Beth était venue lui demander si elle avait « quelque chose appartenant à Julien ». Elle avait simplement secoué la tête, refusant de parler, comme d’habitude. Julien était mort, elle ne pensait qu’à ça.

Elle ne savait pas encore qu’elle attendait un enfant. La nuit, elle parcourait les rues en pensant à Julien. Elle n’osait pas faire jouer le Victrola tant que les lumières restaient allumées dans la grande maison.

Des années plus tard, la mort de Stella avait rouvert la plaie et ces deux blessures n’en avaient fait plus qu’une : la mort de ses deux grandes amours, la perte de l’unique source de chaleur qui ait jamais réchauffé sa vie, la perte de la musique, du feu qui brûlait en elle.

— N’essaie pas de la faire parler, avait dit son arrière-grand-père à Mary Beth. Sors d’ici et retourne chez toi. Laisse-nous tranquilles. On ne veut pas de toi ici. Si je trouve quelque chose appartenant à cet être abominable, je le détruirai moi-même.

Quel homme cruel ! Il aurait tué Laura Lee s’il l’avait pu. « Sorcières ! » Un jour, il avait pris un couteau de cuisine et menacé de couper le sixième doigt d’Évelyne. Elle s’était mise à hurler. Les autres avaient dû s’interposer – Pearl, Aurora et tous les anciens de Fontevrault qui étaient encore là.

Tobias était le plus âgé, mais aussi le plus dangereux. Il haïssait Julien qui, en 1843, avait tué son père, Augustin, à Riverbend. Julien était à l’époque un jeune garçon, Augustin un jeune homme et Tobias encore un bébé en robe. On habillait les garçons en robe à l’époque. « Mon père est tombé raide mort à mes pieds », se plaisait à répéter Tobias.

— Je ne voulais pas le tuer, avait expliqué Julien à Évelyne, un jour qu’ils étaient allongés sur le lit. Je n’ai jamais voulu cette scission dans la famille. Il y a deux camps, maintenant : First Street et Amelia Street. Je suis vraiment désolé quand j’y repense. Je n’étais qu’un petit garçon et ce crétin ne savait pas gérer la plantation. Tu sais, ça ne me fait ni chaud ni froid de tuer des gens, mais, cette fois, je ne l’ai vraiment pas fait exprès. Je ne voulais pas tuer ton arrière-arrière-grand-père. C’était un concours de circonstances tragique.

Elle s’en fichait. De toute façon, elle détestait Tobias et tous les autres, les vieux. Pourtant, c’était sous les traits d’un vieil homme que l’amour l’avait frappée pour la première fois.

Toutes ces nuits où elle avait traversé la ville à pied pour se rendre à la maison obscure et escalader le mur ! C’était si facile de monter tout en haut, de se retourner et de regarder les dalles en bas.

Les dalles sur lesquelles la pauvre Antha allait mourir.

— Ah, chérie ! disait-il en ouvrant la fenêtre pour la laisser entrer. Ma douce, ma sauvage. Mon Dieu ! Tu aurais pu tomber.

— Jamais, chuchotait-elle, en sécurité dans ses bras.

Même Richard Llewellyn, son domestique, ne s’interposait jamais entre eux. Il frappait toujours à la porte avant d’entrer et on ignorait l’ampleur exacte de ce qu’il savait. Des années auparavant, il avait parlé à l’homme du Talamasca, malgré l’interdiction d’Évelyne, et, le lendemain, il était venu la voir.

— Vous ne lui avez pas parlé de moi, j’espère ?

Richard était très vieux. Il n’en avait plus pour longtemps.

— Non. Je ne voulais pas qu’il croie…

— Qu’il croie quoi ? Que Julien couchait avec une fille de mon âge ?

Elle avait éclaté de rire.

— Vous n’auriez pas dû lui parler du tout, l’avait-elle réprimandé.

Richard était mort avant la fin de l’année et tous ses disques avaient été remis à Évelyne. Il devait savoir, pour le Victrola, sinon, pourquoi les lui aurait-il laissés ?

Elle aurait dû donner le Victrola à Mona depuis longtemps, en cachette des deux autres, ses deux imbéciles de petites-filles, Alicia et Gifford. Gifford avait fait le mauvais choix : par ignorance, elle avait tout confisqué, le gramophone et le collier.

— Et pourquoi te l’aurait-il donné à toi ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Il était un sorcier, tu le sais très bien.

C’est vers cette époque que Gifford avait fait cette confession effroyable : elle avait tout rapporté à First Street et l’y avait caché !

— Espèce d’idiote, comment as-tu pu faire ça ? avait explosé Évelyne l’Ancienne. C’est Mona qui doit l’avoir. Elle est son arrière-petite-fille ! Gifford, tu n’aurais jamais dû les rapporter dans cette maison. Carlotta va mettre la main dessus. Elle va les détruire.

Soudain, elle se rappela que Gifford était morte ce matin.

Elle se trouvait sur Saint Charles Avenue, se rapprochait de First Street, et sa petite-fille, l’agaçante, l’exaspérante Gifford, était morte !

— Comment ne l’ai-je pas su ? Julien, pourquoi n’es-tu pas venu me le dire ?

Plus d’un demi-siècle auparavant, elle avait entendu la voix de Julien, une heure avant sa mort. Elle l’avait entendu appeler sous la fenêtre. Elle s’était levée d’un bond et l’avait ouverte à la pluie. Il était en bas. Mais elle sut tout de suite que ce n’était pas lui. Horrifiée, elle avait craint qu’il ne soit déjà mort. Il lui avait fait un signe joyeux. Une grande jument noire était près de lui. « Au revoir, ma chérie », avait-il crié.

Elle avait couru jusque chez lui, avait grimpé au treillis et, pendant quelques précieux instants, avait vu ses yeux, toujours vivants, fixés sur elle. Oh, Julien ! Je t’ai entendu m’appeler. Je t’ai vu.

— Ève, avait-il murmuré. Évie, je, veux m’asseoir. Aide-moi, je suis en train de mourir. Évie, ça y est ! Le moment est venu.

Personne n’avait jamais su qu’elle s’était trouvée là.

Elle s’était accroupie sur le toit du porche, dans la furie de la tempête, et les avait écoutés. Celui qui avait refermé la fenêtre et avait recouché Julien n’avait pas eu l’idée de regarder dehors. On avait fait appeler la famille. Elle était restée adossée à la cheminée à contempler les éclairs. Pourquoi ne me frappez-vous pas ? Je veux mourir. Julien est parti.

— Que t’a-t-il donné ? lui demandait sèchement Mary Beth chaque fois qu’elle la voyait.

Année après année, elle venait pour lui poser cette même question, puis regardait Laura Lee, cette pauvre petite chose chétive, ce bébé que personne n’avait jamais envie de prendre dans ses bras. Elle avait toujours su que Laura Lee était la fille de Julien.

Comme les autres l’avaient haïe ! « C’est l’œuvre de Julien. Regarde-la, elle porte la marque des sorcières, comme toi ! »

Il n’était pourtant pas si épouvantable, ce petit doigt supplémentaire. La plupart des gens ne le remarquaient même pas.

— La marque des sorcières, disait Tobias. Il y en a plusieurs. La première, c’est les cheveux roux. C’est la pire. La seconde, c’est le sixième doigt. La troisième, c’est une taille monstrueuse. Toi, tu as le petit doigt. Tu devrais aller vivre à First Street avec tous ces damnés qui t’ont transmis tes dons. Quitte ma maison !

Evidemment, elle n’était jamais partie. Surtout avec Carlotta là-bas ! Mieux valait ignorer les vieux. Laura Lee était trop malade pour terminer ses études. La pauvre ! Elle avait passé sa vie à s’occuper des chats errants, à leur parler, à faire le tour du pâté de maisons pour les débusquer et leur donner à manger, jusqu’au moment où les voisins s’étaient plaints. Evelyne était trop vieille quand sa fille s’était mariée, et elle lui avait laissé ces deux gamines sur les bras.

Étions-nous de puissantes sorcières, nous qui avions ce sixième doigt ? Et Mona, avec ses cheveux roux ?

Les années s’étaient écoulées et le fabuleux héritage des Mayfair était passé successivement à Stella, Antha, Deirdre…

Toutes avaient disparu.

— Une ère de lutte et de catastrophe se prépare, avait dit Julien, la dernière nuit où ils avaient discuté ensemble. Je tâcherai d’être là.

La musique grinçait et gémissait. Il l’écoutait en permanence.

— Tu vois, chérie, il y a un secret à propos de lui et de la musique. Il ne peut pas nous entendre quand il y a de la musique. C’est ma grand-mère, Marie-Claudette, qui me l’a dit. Ce démon malfaisant est attiré par la musique. Elle le distrait. Le rythme et la mélodie le prennent dans une sorte de filet. Aucun fantôme n’y résiste. Ce sont des êtres qui aspirent à l’ordre et à la symétrie. Je me sers de la musique pour l’attirer et le troubler. Mary Beth aussi est au courant. Pourquoi crois-tu qu’il y a des boîtes à musique dans toutes les pièces ? Pourquoi crois-tu qu’elle adore tous ses Victrola ? Ils lui permettent d’échapper à cette créature.

» Et quand je serai parti, mon enfant, fais marcher le Victrola en pensant à moi. Si je l’entends, il se peut que je vienne à toi. Peut-être que la valse pénétrera dans les ténèbres et me ramènera à moi-même, et à toi.

— Julien, pourquoi dis-tu qu’il est malfaisant ? À la maison, tout le monde prétend qu’il t’obéit. C’est Tobias qui l’a appris à Walker. Et moi, on me l’a dit en même temps qu’on m’a annoncé que Cortland était mon père. Lasher est l’esclave de Julien et de Mary Beth, d’après eux. Il exauce tous leurs souhaits.

Il avait secoué la tête. La musique était un chant napolitain.

— Il est malfaisant, tu peux me croire. C’est le pire des démons, mais il l’ignore.

Comme il paraissait vigoureux, avec ses épais cheveux blancs bouclés et ses yeux rusés fixés sur elle ! Malgré son grand âge, il n’était ni aveugle ni sourd. Etaient-ce ses nombreux amants et maîtresses qui le maintenaient si jeune ? Probablement. Il avait posé ses douces mains sur les siennes et l’avait embrassée sur la joue.

— Bientôt, je mourrai, comme tout le monde, et je ne peux rien contre ça.

Précieuse année, précieux mois !

Par la suite, elle avait eu plein de courtes visions de lui, comme des flashes. Julien dans le tram qui passait. Dans une voiture. Dans le cimetière, à l’enterrement d’Antha. Des chimères, probablement. Mais elle aurait juré l’avoir aperçu un court instant aux obsèques de Stella.

Etait-ce pour cette raison qu’elle avait eu l’audace d’accuser Carlotta, au beau milieu des tombes ?

— C’était la musique, n’est-ce pas ? avait-elle dit en tremblant de haine et de chagrin. Il te fallait cette musique. Pendant que l’orchestre jouait très fort, Lionel a pu s’approcher de Stella et lui tirer dessus. À l’insu de l’« homme ». C’est ça ? Tu as utilisé la musique pour le tromper. Tu connaissais le truc. Julien me l’a expliqué. C’est toi qui as tué ta sœur.

— Espèce de sorcière ! Ne m’approche pas, avait rétorqué Carlotta bouillonnante de rage. Toi et ceux de ton espèce !

— J’ai tout compris. C’est ton frère qui est dans une camisole de force mais c’est toi l’assassin. Tu l’as poussé à le faire. Tu t’es servie de la musique parce que tu connaissais le truc !

Elle avait rassemblé tout son courage pour porter cette accusation, mais son amour pour Stella l’avait aidée. Stella. Après, elle était allée seule dans le petit appartement du quartier français, s’était étendue sur le lit en tenant une robe de Stella dans ses bras et en pleurant. Et les perles, personne ne trouverait les perles de Stella.

— Je voudrais te les donner, mon ange, lui avait dit Stella. Vraiment. Mais Carlotta ferait une de ces scènes ! Elle me déclarerait la guerre. Je ne peux pas disposer des biens appartenant à l’héritage. Si elle savait pour le Victrola que Julien t’a donné, elle te le reprendrait. C’est un vrai cerbère. Il y aura un rôle sur mesure pour elle, quand elle sera en enfer : elle surveillera que personne ne passe au purgatoire par erreur et que tout le monde ait sa part de tourments. C’est un monstre. Il se peut qu’on ne se revoie pas de sitôt, mon doux ange. Je vais partir avec cet Anglais du Talamasca.

— Tu n’y arriveras pas. Ça va mal tourner ! J’ai très peur.

— Danse, ce soir. Amuse-toi. Je ne te prête pas mes perles si tu ne danses pas.

Ce fut leur toute dernière conversation. Tout ce sang répandu sur le plancher ciré !

Évelyne avait dit plus tard à Carlotta qu’elle avait bien eu les perles, mais qu’elle les avait laissées dans la maison. Par la suite, elle avait refusé de répondre à toute question à ce sujet.

Au fil des décennies, bien d’autres l’avaient interrogée. Même Lauren. « Ces perles ont beaucoup de valeur. Tu ne sais pas où elles sont passées ? » Et le jeune Ryan, l’amoureux de Gifford. Lui aussi, on l’avait obligé à mettre ce sujet sur le tapis. « Évelyne l’Ancienne, tante Carlotta insiste pour les perles. » Gifford, grâce à Dieu, avait su garder le secret. Elle avait commis l’erreur de lui en parler mais, au moins, elle avait su tenir sa langue.

Sans Gifford, les perles seraient restées dans la cachette du mur pour l’éternité. Gifford, Gifford, celle qui fourrait toujours son nez partout. Enfin, après tout, les perles y étaient retournées, dans le mur.

Raison de plus pour marcher droit, lentement mais sûrement. Les perles sont là-bas. Puisque Rowan n’est plus là et risque de ne jamais revenir, il faut les transmettre à Mona. Mona était son trésor et, maintenant que Gifford n’était plus, elle allait lui parler. Elles allaient pouvoir s’asseoir l’une près de l’autre et écouter le Victrola. Et les perles. Oui, elle allait les mettre autour du cou de Mona.

À nouveau cette terrible sensation de soulagement. Plus de Gifford, avec son visage défait, ses yeux terrifiés, ses propos murmurés. Plus de Gifford pour observer la déchéance d’Alicia avec une expression horrifiée, plus de Gifford pour surveiller tout le monde avec suspicion.

L’avenue était-elle toujours l’avenue ? Elle ne devait plus être loin de l’angle de Washington, mais il y avait tant de nouveaux immeubles qu’elle était complètement désorientée.

Tout était devenu si bruyant et hostile. Les camions-poubelles engloutissaient les ordures avec fracas. Des camions passaient en pétaradant. Le vendeur de bananes avait disparu, tout comme le vendeur de glaces. Les ramoneurs ne passaient plus. La vieille dame ne venait plus vendre ses mûres. Laura Lee était morte en souffrant. Deirdre avait sombré dans la folie. Sa fille, Rowan, était revenue, mais un jour trop tard pour voir sa mère vivante. Une tragédie s’était produite à Noël mais personne ne voulait en parler. Et Rowan Mayfair était partie.

Et si elle avait trouvé le Victrola et les disques ? Mais non, Gifford avait assuré que non. Gifford s’était montrée vigilante. Elle les aurait changés de place, en cas de besoin.

Gifford était la seule à connaître la cachette de Stella. Évelyne l’Ancienne la lui avait révélée. Erreur stupide. Gifford et Alicia n’étaient rien d’autre que des maillons d’une chaîne dont le bijou était Mona.

— Personne ne les trouvera, Évelyne l’Ancienne. J’ai remis les perles dans la cachette de la bibliothèque. Avec le Victrola.

Gifford, cette Mayfair des clubs privés, était entrée seule dans cette maison sombre pour y cacher elle-même ces objets précieux. Avait-elle vu l’homme ?

— On ne les trouvera jamais. Ils pourriront avec la maison, avait assuré Gifford. Tu te rappelles ? C’est toi qui m’as montré la cachette le jour où nous étions dans la bibliothèque.

— Arrête de te moquer de moi !

Mais c’était la vérité : elle lui avait montré la cachette l’après-midi des obsèques de Laura Lee. Ce devait être la dernière fois que Carlotta avait ouvert la maison à la famille.

C’était en 1960 et Deirdre était déjà très mal en point. On lui avait enlevé son bébé, Rowan, et elle avait dû retourner à l’hôpital pour un long séjour. Cortland était mort depuis un an.

Carlotta avait toujours plaint Laura Lee d’avoir Évelyne pour mère. Millie Dear et Belle avaient supplié Carlotta d’inviter tout le monde à First Street pour les funérailles. Carlotta avait jeté un regard triste sur Évelyne, essayant de la haïr, mais désolée pour elle : après avoir été enterrée vivante le jour de la mort de Stella, elle devait maintenant enterrer sa propre fille.

— S’il te plaît, permets à toute la famille de se réunir ici, avait imploré Millie Dear.

Carlotta n’avait pas osé refuser.

— Oui, avait renchéri la douce Belle, qui avait toujours su que Laura Lee était la fille de Julien. Oui, que tout le monde vienne à la maison.

Pourquoi y être allée ? Elle s’interrogeait encore. Peut-être pour revoir la maison de Julien. Peut-être pour vérifier que les perles étaient toujours dans leur cachette.

Tandis que les autres parlaient en chuchotant des souffrances de Laura Lee, plaignaient la pauvre petite Gifford et la pauvre petite Alicia et se lamentaient sur les misères de la vie, Évelyne avait pris Gifford par la main et l’avait emmenée dans la bibliothèque.

— Arrête de pleurer pour ta mère, lui avait-elle ordonné. Laura Lee est montée au ciel. Viens plutôt ici, je vais te montrer un endroit secret. Je vais te montrer quelque chose de magnifique. J’ai un collier pour toi.

Gilford avait essuyé ses larmes. Depuis la mort de sa mère, elle était complètement hébétée. Son hébétude allait durer jusqu’à son mariage avec Ryan, des années plus tard. Mais, avec Gifford, il y avait toujours de l’espoir. Même l’après-midi de l’enterrement de sa mère.

Oui, elle avait eu une belle vie, il fallait le reconnaître. Elle n’avait pas arrêté de se faire du mauvais sang, mais elle avait eu son amour pour Ryan, ses magnifiques enfants, et suffisamment de cœur pour aimer Mona et la laisser tranquille malgré le souci qu’elle se faisait pour elle.

Elle revoyait les obsèques de Laura Lee comme si elles dataient d’hier. La bibliothèque poussiéreuse, négligée. Des femmes parlant dans la pièce d’à côté.

Elle avait emmené Gifford jusqu’à un rayonnage et avait écarté les livres. Elle avait plongé sa main et sorti la longue rangée de perles.

— Nous les rapportons à la maison. Je les ai cachées là il y a trente ans, le jour où Stella est morte dans le salon. Carlotta ne les a jamais trouvées. Et là, ce sont des photos de Stella et moi. Je les emporte aussi. Un jour, je vous les donnerai, à ta sœur et à toi.

Gifford, assise sur ses talons, avait contemplé le collier d’un air sidéré.

Quelle revanche pour Evelyne d’avoir réussi à conserver les perles à l’insu de Carlotta ! Le collier et le gramophone, ses trésors.

— Qu’est-ce que tu entends par l’amour d’une autre femme ? l’avait interrogée Gifford un soir, sous le porche.

— Je veux dire l’amour d’une femme. C’est-à-dire que j’ai embrassé sa bouche, léché ses seins et mis ma langue entre ses jambes. Je l’ai goûtée, je l’ai aimée et je me suis fondue en elle.

Gifford avait été très choquée. Elle s’était probablement mariée vierge. Quelle bêtise !

Ah ! Washington Avenue. Et le fleuriste était toujours là. Cela signifiait qu’elle allait pouvoir monter prudemment les quelques marches et commander des fleurs elle-même pour sa petite-fille. Elle savait quelles fleurs choisir. Elle savait quelles fleurs aimait Gifford.

On ne la ramènerait pas à La Nouvelle-Orléans pour la veillée funèbre. Certainement pas. Pas les Mayfair de Métairie. Ce n’était pas dans leurs coutumes. On était probablement déjà en train d’embaumer son corps dans quelque salon de pompes funèbres réfrigéré.

— Je te conseille de ne pas me faire installer sur un lit glacé dans un pareil endroit, avait-elle averti Mona lorsque celle-ci lui avait raconté l’enterrement de Deirdre, l’année précédente.

Elle lui avait raconté que Rowan Mayfair était venue de Californie et qu’elle s’était penchée sur le cercueil pour embrasser sa mère. Le soir même, Carlotta était tombée raide morte sur le fauteuil à bascule de Deirdre, comme si elle avait voulu mourir avec elle et laisser la pauvre Rowan seule dans cette maison lugubre.

— Ô vie ! Ô temps ! avait dit Mona en étendant ses bras fins et pâles et en rejetant sa longue chevelure rousse de part et d’autre de son visage. C’était pire que la mort d’Ophélie.

— Sûrement pas ! avait répondu Évelyne l’Ancienne.

Deirdre avait perdu la tête depuis des années et si ce médecin de Californie, Rowan Mayfair, avait eu pour deux sous de jugeote, elle serait revenue bien plus tôt et aurait exigé des comptes de ceux qui avaient drogué et meurtri sa mère. Évelyne l’Ancienne ne l’avait vue qu’une seule fois, à son mariage, lorsqu’elle n’avait rien d’une femme mais tout d’une victime sacrifiée à la famille, bardée de blanc, avec l’émeraude brûlant sur sa poitrine.

Elle avait assisté à ce mariage, non pas parce que l’héritière épousait un certain Michael Curry à l’église Sainte-Mary, mais parce que Mona était demoiselle d’honneur. Elle avait insisté pour qu’Évelyne l’Ancienne s’assoie sur un banc et lui adresse un hochement de tête au moment où elle passerait près d’elle.

Quelle rude épreuve d’entrer dans la maison après tant d’années, de s’apercevoir qu’elle avait retrouvé sa beauté d’antan, de constater le bonheur du Dr Rowan Mayfair et de son innocent époux. Comme l’un des amants irlandais de Mary Beth, il était grand et musclé, bien élevé, sincère et aimable, malgré ses manières brusques. Pourtant, il polluait un peu l’atmosphère, pour ainsi dire, car il était originaire des bas quartiers et son père avait été pompier.

Oui, comme les amants de Mary Beth, avait-elle songé. Mais c’était son seul souvenir de ce mariage et de la fille de Deirdre. On l’avait ramenée tôt à la maison, dès qu’Alicia avait été trop soûle pour rester. Elle s’en fichait. Elle s’était assise près du lit d’Alicia, comme d’habitude, en disant son chapelet, en rêvant, en fredonnant les chansons que Julien chantait dans sa chambre.

Les jeunes mariés avaient dansé dans le double salon. Le Victrola était dissimulé dans le mur de la bibliothèque et personne ne le trouverait jamais. Elle aurait peut-être dû aller le chercher pendant que les invités étaient occupés à boire, à chanter et à rire ensemble. Elle aurait remonté le mécanisme et murmuré « Julien ! » et peut-être qu’il serait venu au mariage, cet invité qu’on n’attendait pas.

Le fleuriste. Oui, elle s’apprêtait à acheter des fleurs, c’était ça. Pour sa chère petite-fille, sa chérie…

C’est alors qu’une scène étrange se produisit. Un petit jeune homme à lunettes sortit sur le pas de la porte et… se mit à lui parler.

— Évelyne l’Ancienne ! Vous êtes là ? J’ai eu du mal à vous reconnaître. Mais que faites-vous si loin de chez vous ? Entrez, je vais appeler votre petite-fille.

— Ma petite-fille est morte. Vous ne pouvez pas l’appeler.

— Oui, j’ai appris la nouvelle. Je suis sincèrement désolé.

Il sortit un peu plus de la boutique. Il n’était pas si jeune, en fait. Et, d’ailleurs, elle le connaissait.

— Je suis navré pour MlleGifford, madame. On m’a commandé des fleurs pour elle toute la matinée.

Comment s’appelait-il, déjà ? Et que diable racontait-il ? Elle se souviendrait sûrement de son nom en faisant un petit effort. Où l’avait-elle déjà vu ? Était-il venu à Amelia pour livrer des fleurs ou lui avait-il fait des petits signes lorsqu’elle passait devant la boutique pendant ses promenades ? Et puis, à quoi bon se rappeler ce genre de détails ? C’était comme suivre le fil pour retrouver la sortie du labyrinthe. Quel intérêt, vraiment ?

Le jeune homme descendit les marches.

— Évelyne l’Ancienne, laissez-moi vous aider à entrer dans la boutique. Vous êtes ravissante, aujourd’hui. Quelle jolie broche sur votre robe !

C’est ça, et puis quoi, encore ? Une ravissante vieille femme ! Elle l’aurait bien envoyé valser mais à quoi bon heurter un homme innocent, sans importance, imberbe et anémié ? Il ne se rendait même pas compte qu’elle était une vieille femme depuis bien longtemps ! Depuis la naissance de Laura Lee, en quelque sorte, lorsqu’elle la promenait dans son landau en osier. Elle était déjà vieille à l’époque.

— Comment savez-vous que ma petite-fille est décédée ? Qui vous l’a dit ?

C’était bizarre. Elle ne savait même plus comment elle l’avait appris elle-même.

— M. Fielding a téléphoné. Il a dit de remplir la pièce de fleurs. Il pleurait. C’est si triste. Je suis désolé, sincèrement. Je ne sais jamais quoi dire dans de telles circonstances.

— Eh bien, vous devriez. C’est indispensable, pour quelqu’un qui vend des fleurs. Elles sont sans doute plus souvent destinées à des morts qu’à des vivants. Vous devriez apprendre et retenir de jolies petites phrases à dire. C’est ce que les gens attendent de vous, n’est-ce pas ?

— Je vous demande pardon ?

— Écoutez, jeune homme ! Vous allez envoyer des fleurs de ma part à ma petite-fille Gifford. Vous me composez une gerbe de glaïeuls blancs, de roses rouges et de lys et vous mettez un ruban dessus. Vous écrirez « Petite-fille ». C’est tout. Arrangez-vous pour qu’elle soit grande et belle et qu’on la mette à côté du cercueil. Au fait, où est ce cercueil ? Est-ce que mon cousin Fielding a eu la décence de vous le dire ou êtes-vous censé appeler toutes les entreprises de pompes funèbres pour le savoir ?

— À Métairie, madame.

Elle reprit sa marche, passa devant l’homme, tourna dans l’avenue et entra dans Garden District, en direction du cimetière. Cette promenade avait toujours été sa préférée : en passant devant les grilles, elle jetait un regard vers le caveau des Mayfair. Oh, le Commander’s Palace existait toujours ! Elle apercevait déjà ses stores. Depuis combien d’années n’y avait-elle pas dîné ? Pourtant, Gifford n’avait pas cessé de le lui proposer.

Déjeuner au Commander’s avec Gifford et Ryan, ce garçon bien propret avec son visage tout lisse. Difficile de croire que c’était un Mayfair, celui-là ! Un arrière-petit-fils de Julien, qui plus est. Mais les Mayfair étaient de plus en plus nombreux à avoir ce visage lisse. Gifford commandait toujours des crevettes rémoulade et ne faisait jamais tomber une goutte de sauce sur son écharpe ou son chemisier. Non, rien n’avait pu arriver à Gifford.

Le fleuriste était toujours sur ses talons.

— Jeune homme, dit-elle.

Il marchait près d’elle en lui tenant le bras, perplexe, supérieur, confus, fier.

— Qu’est-il arrivé à ma petite-fille ? reprit-elle. Dites-le-moi. Qu’est-ce que Fielding Mayfair vous a dit ? Je suis si désemparée. Arrêtez de me prendre pour une vieille femme étourdie et lâchez mon bras. Je n’en ai pas besoin. Qu’est-il arrivé à Gifford Mayfair ?

— Je n’en suis pas certain, madame. On l’a retrouvée sur le sable. Elle avait perdu beaucoup de sang. Une sorte d’hémorragie, semble-t-il. Mais je n’en sais pas plus. Elle est morte avant d’arriver à l’hôpital. C’est tout ce que je sais. Son mari est parti là-bas pour en savoir plus.

— Évidemment qu’il est parti là-bas. Je vous ai dit de me lâcher ! maugréa-t-elle en dégageant son bras.

— Je ne voudrais pas que vous tombiez, Évelyne l’Ancienne. Je ne vous ai jamais vue aussi loin de chez vous.

Il eut l’air abattu, glacé et blessé. Pauvre petit ! Mais quand on est vieux et faible, l’autorité est tout ce qu’il vous reste et elle risque de s’effriter en un rien de temps. Et si elle trébuchait maintenant, si ses jambes se dérobaient sous elle ? Mais non, elle ne se laisserait pas faire.

— Vous êtes un brave garçon. Je ne voulais pas vous blesser mais cessez de me parler comme si j’étais sénile parce que je ne le suis pas. Aidez-moi à traverser Prytania Street. Cette rue est trop large. Ensuite, vous rentrerez à votre boutique et vous préparerez cette gerbe pour ma petite-fille. Au fait, comment savez-vous qui je suis ?

— Je vous livre tous les ans un tas de fleurs pour votre anniversaire. Vous connaissez mon nom. Je m’appelle Hanky. Vous ne vous rappelez pas ? Je vous fais un petit signe quand je passe devant chez vous.

Ce n’était pas dit sur un ton de reproche. Soudain, le jeune homme eut l’air impatient de faire quelque chose. Il avait probablement en tête de la mettre de force dans un taxi ou, pis, persuadé qu’elle n’avait rien à faire là, d’appeler quelqu’un qui l’empêcherait d’aller où elle voulait.

— Ah oui ! Hanky. Je me rappelle, bien sûr. Votre père, Harry, a fait la guerre du Viêt-Nam et votre mère est retournée en Virginie.

— Oui, madame. C’est exactement ça.

Il avait l’air ravi. C’était l’aspect le plus enrageant et ennuyeux de la vieillesse : quand on savait encore combien faisaient deux et deux, les gens ne pouvaient s’empêcher d’applaudir. C’était tout simplement pathétique. Évidemment qu’elle se souvenait d’Harry. Il leur avait livré des fleurs pendant des années. Ou était-ce le vieil Harry ? Mon Dieu, Julien ! Pourquoi ai-je vécu si longtemps ? Qu’est-ce que je fais là ?

Le mur blanc du cimetière.

— Allez, jeune Hanky, soyez gentil de me faire traverser. Il faut que j’y aille.

— Évelyne l’Ancienne, laissez-moi vous raccompagner chez vous. Ou appeler le mari de votre petite-fille.

— Cette espèce d’ivrogne ? Si vous continuez, je vous frappe avec ma canne.

Cette idée la fit rire et Hanky se mit à rire aussi.

— Vous n’êtes pas fatiguée ? Vous ne voulez pas vous reposer un peu dans la boutique ?

Elle se sentait trop lasse pour répondre. Elle savait bien qu’elle n’aurait pas dû lui parler. Il ne l’écoutait même pas.

Elle se campa au bord du trottoir, tenant sa canne à deux mains, et regarda au loin vers la voûte feuillue de Washington Avenue. Les plus beaux chênes de la ville, se disait-elle souvent. Ils se succèdent jusqu’au fleuve. Allait-elle renoncer ? Quelque chose de terrible s’était produit et elle avait une mission à accomplir. Laquelle, déjà ? Mon Dieu, elle avait encore oublié.

Un vieil homme élégant aux cheveux blancs se tenait sur le trottoir d’en face. Était-il aussi vieux qu’elle ? Il lui sourit et lui fit signe d’avancer. Quel dandy celui-là ! À son âge ! Ses vêtements colorés et son gilet de soie jaune prêtaient à rire. Mais… C’était Julien ! Julien Mayfair ! Elle reçut le choc de plein fouet, comme si on lui avait lancé un seau d’eau sur le visage pour la réveiller. Il lui faisait signe. Vite !

Mais il était parti, volatilisé, comme toujours. Ce mort borné, ce mort cinglé, ce mort étonnant. La mémoire lui était revenue. Mona était dans la maison là-bas, Gifford était morte d’une hémorragie. Elle devait aller à First Street. Julien lui avait fait signe de continuer. Elle n’en demandait pas plus.

Évelyne l’Ancienne commença à traverser la rue. Le jeune homme n’arrêtait pas de parler mais elle ne lui prêtait aucune attention. Elle longea les murs blanchis séparant les vivants des morts tranquilles et invisibles. Lorsqu’elle parvint aux grilles du cimetière, le jeune Hanky avait disparu. Pas question de regarder en arrière ce qu’il était devenu. S’était-il précipité dans sa boutique pour appeler une patrouille de police ? Elle s’arrêta en apercevant le caveau de famille. Elle connaissait tout le monde là-dedans. Elle aurait pu frapper à chaque pierre tombale en disant : « Coucou, mes chéris ! »

Gifford ne serait pas enterrée ici mais à Métairie. Chez les Mayfair des clubs privés, songea-t-elle. On les avait toujours appelés ainsi, même du temps de Cortland. Ou était-ce lui qui avait inventé cette expression pour désigner ses propres enfants ? Ce Cortland qui, à l’abri des oreilles indiscrètes, lui avait murmuré un jour : « Je t’aime, ma fille. »

Gifford, ma Gifford chérie.

Elle l’imagina dans son joli tailleur de laine rouge, avec son chemisier blanc et son écharpe de soie nouée. Elle ne portait des gants que pour conduire. Des gants de cuir couleur caramel, qu’elle enfilait toujours avec minutie. Elle faisait plus jeune qu’Alicia, maintenant, bien qu’étant l’aînée. Elle prenait soin de sa personne et aimait les gens.

— Je ne peux pas rester pour mardi gras, cette année, avait-elle déclaré. C’est au-dessus de mes forces.

Gifford.

Gifford avait fait tout son possible. Elle avait été une Mayfair jusqu’au bout. Elle avait aimé, en se lamentant sans arrêt, certes, mais elle avait aimé.

Une petite fille à la conscience pure, à genoux sur le sol de la bibliothèque et disant : « Tu es sûre que nous pouvons prendre ces perles ? »

Tous voués à l’échec, cette génération d’enfants Mayfair. Ceux de l’ère de la science et de la psychologie. Ils auraient été mieux à leur place à l’époque des crinolines, des voitures à cheval et des rites vaudous. Nous sommes d’un autre temps. Julien le savait.

Mona, elle, n’est pas vouée à l’échec. Elle est une sorcière de son époque. Mona devant son ordinateur, mâchant du chewing-gum et tapant plus vite que n’importe qui au monde. « S’il y avait des Jeux olympiques de dactylo, je remporterais la médaille d’or. » Et, sur l’écran, tous ces tableaux et ces graphiques. « Tu vois, ça ? C’est l’arbre généalogique des Mayfair. Tu sais ce que j’ai découvert ? »

L’art et la magie finiront par triompher, avait prédit Julien. L’ordinateur était-il art et magie ? Peut-être bien, avec son écran qui luisait dans l’obscurité et cette petite voix monocorde programmée par Mona, qui disait : « Bonjour, Mona. Ton ordinateur te parle. N’oublie pas de te laver les dents. » La façon dont la chambre de Mona s’éveillait à 8 heures du matin avait de quoi faire peur. L’ordinateur se mettait à parler, la cafetière à gargouiller, le micro-ondes à réchauffer des croissants et la télévision à annoncer les gros titres de CNN. « J’aime être branchée à mon réveil », disait-elle. Le livreur de journaux avait même appris à lancer le Wall Street Journal sur le toit du porche, sous la fenêtre de Mona.

Mona, trouver Mona.

Elle était presque arrivée à Chestnut Street.

C’était le moment de traverser l’immense Washington Avenue. Elle aurait dû le faire là-bas, au feu, mais elle n’aurait pas vu Julien. Tout allait bien. La matinée était calme. Et les chênes transformaient la rue en une église de verdure. Là-bas, il y avait la vieille caserne de pompiers qui semblait déserte. Les pompiers étaient-ils partis ? Mais ce n’était pas son chemin. Elle devait descendre Chestnut Street avec ses trottoirs glissants en brique et en pierre. Elle ferait peut-être mieux de les éviter et de marcher sur la chaussée, le long des voitures en stationnement, comme elle le faisait avant. Les voitures circulaient lentement dans ces rues.

Elle poursuivait inlassablement sa marche. D’autres vieilles maisons détruites. La réflexion de Mona sur l’architecture était très juste. Une rupture entre la science et l’imagination. « Une méconnaissance totale du rapport entre la forme et la fonction », avait-elle dit. Certaines formes fonctionnent, d’autres non. Tout est forme. Mona avait dit ça. Mona aurait adoré Julien.

Elle arrivait à la 3e Rue. Ces petites rues n’étaient rien à traverser. Il n’y avait aucune circulation. Tout le monde dormait encore. Elle avançait, sûre d’elle sur l’asphalte qui luisait au soleil, sans fissure ni fente pour la faire trébucher.

Julien, pourquoi ne reviens-tu pas ? Pourquoi ne m’aides-tu pas ? Pourquoi me taquiner sans arrêt ? Je vais pouvoir écouter le Victrola dans la bibliothèque. Personne pour m’en empêcher. Il y aura juste Michael Curry, ce brave homme, et Mona. Je vais pouvoir mettre en marche le Victrola et prononcer ton nom.

Ah ! quel doux parfum que celui des troènes en fleur. Elle l’avait oublié. Et la maison, quelles couleurs ! Elle ne l’avait jamais vue si colorée, avec ses murs d’un violet gris, ses volets verts et sa grille si noire.

Elle avait donc été restaurée. Michael Curry avait bien fait. Et là, au-dessus du porche d’en haut, il la regardait. Michael Curry. Oui, c’était bien lui.

Vêtu d’un pyjama plutôt froissé et d’une robe de chambre, il fumait une cigarette. Malgré ses cheveux noirs, il ressemblait à Spencer Tracy, irlandais et costaud, comme lui. Un bel homme. Avait-il les yeux bleus ?

— Bonjour, Michael Curry ! dit-elle. Je suis venue vous voir. Il faut que je parle à Mona Mayfair.

Mon Dieu ! Il paraissait si troublé tout à coup. Complètement retourné.

— Je sais qu’elle est là, reprit-elle de sa voix claire.

L’adolescente apparut alors en chemise de nuit, tout ensommeillée, bâillant sans retenue comme seuls les enfants savent le faire.

Ils se tenaient là-haut derrière la cime des arbres, contre la balustrade. Soudain, elle comprit ce qui s’était passé, ce qu’ils avaient fait ensemble. Seigneur ! Gifford l’avait pourtant prévenue que Mona était « prête » et qu’il fallait la surveiller. Ce n’était pas le Victrola qui avait attiré cette enfant jusqu’ici mais un de ces mêmes Irlandais qui plaisaient tant à Mary Beth, le propre mari de Rowan.

Évelyne l’Ancienne eut soudain une terrible envie d’éclater de rire. « C’est à se tordre », aurait dit Stella.

Mais elle était trop fatiguée pour rire. Les doigts crispés sur les barreaux de la grille, elle se sentit soulagée en entendant la porte d’entrée s’ouvrir et le trottinement inimitable de Mona sur le perron. Enfin ! Mais son soulagement fut de courte durée. Ce qu’elle avait à lui dire était des plus graves.

— Qu’y a-t-il, Évelyne l’Ancienne ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Tu n’as rien vu, mon enfant ? Elle ne t’a pas appelée. Réfléchis bien. Non, ce n’est pas ta mère.

Le petit visage chiffonné de Mona se couvrit alors de larmes. Elle ouvrit la grille en s’essuyant les yeux du revers de la main.

— Tante Gifford… pleura-t-elle d’une toute petite voix, si fragile et jeune, ressemblant bien peu à celle de Mona la forte, Mona le génie. Tante Gifford ! Et moi qui me réjouissais tant qu’elle ne soit pas venue pour mardi gras !

— Ce n’est pas ta faute, ma chérie. Du sang dans le sable. Ce matin. Elle n’a peut-être pas souffert. Et elle est peut-être déjà au ciel. Elle doit nous regarder d’en haut et se demander pourquoi nous sommes tristes.

Michael Curry était en haut des marches de marbre, sa robe de chambre correctement fermée, des pantoufles aux pieds, les mains dans les poches, les cheveux peignés.

— Ce jeune homme ne m’a pas l’air bien malade, dit-elle.

Mona fondit en larmes, son regard passant d’Evelyne l’Ancienne au bel homme brun plein de santé debout sur le perron.

— Qui a prétendu qu’il avait le cœur malade ? interrogea la vieille femme en le regardant descendre les marches.

Elle tendit la main et serra celle de Michael.

— Ce robuste jeune homme se porte comme un charme, dit-elle encore.

 

L'heure des Sorcières
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